Dirigeante
Estelle Bruaux
Estelle Bruaux
Portrait écrit de © Trafalgar Maison de Portraits - photographie Ksénia VysotskayaAu croisement des champs du paysage, de l’architecture et de l’urbanisme, Estelle pourrait incarner l’adage selon lequel “ choisir, c’est renoncer ”.
Plutôt que de se contenter d’arrondir les angles des espaces confinés, ses « chemins de traverse » l’ont amenée à pousser les murs pour se créer une pièce à sa mesure. Chez elle, les trois facettes des échelles de projets aiment montrer le succès de leur cohabitation et souligner la beauté d’un plan de carrière construit à l’instinct, presque à main levée. Si Estelle a le verbe délicat, le phrasé mesuré, la manie de délaisser le sens strict pour le sens figuré, la fragilité sait aussi tirer sa révérence pour laisser place aux gestes répétés d’une professionnelle à la « tête dure » et aux idées « carrées ». Celle-là même qui a su capitaliser chacune des expériences passées et convaincre un père vétérinaire, une soeur pharmacienne et un frère médecin, de la laisser prendre soin des paysages ordinaires : « Je n’ai pas choisi un métier, j’ai suivi mon intuition, quelque chose au fond du ventre qui me disait d’y aller ! »
Octave : Voilà ma vie, mon cher ami ; c’est ma fidèle image que tu vois
Coelio : - Que tu es heureux d’être fou !
Octave : Que tu es fou de ne pas être heureux !
Les Caprices de Marianne – *extrait de la tirade du danseur de corde
Alfred de Musset
“ Dessinez un monument célèbre. ” Face à la consigne du concours d’entrée de l’École Nationale Supérieure d’architecture de Grenoble, la « petite campagnarde » aurait pu se laisser déstabiliser : « Je n’y connaissais absolument rien, et à part les Châteaux de la Loire, je n’avais rien visité ! ». Oser reproduire une simple gomme du Futuroscope ?
Faute de moyens, Estelle aura l’audace de griffonner le souvenir de ce petit objet, jadis offert par une amie. Moins là pour esquisser des oeuvres d’art que pour se faire comprendre par le trait, la bonne élève prend ses responsabilités d’interprète très au sérieux. En parallèle de cette exigeante formation, son Master d’urbanisme prouvera que nul sacrifice ne saurait freiner une conscience professionnelle déjà bien affûtée. Il est temps d’opter pour la transversalité : « Les architectes de bâtiment devraient davantage tenir compte de la politique de la ville, des stratégies territoriales et de tout ce qui se passe dehors ! » Se charger de quelques chantiers lyonnais, découvrir les phases de la maîtrise d’oeuvre, enchaîner les réalisations d’espaces publics, de renouvellement urbain ou d’aménagements : ses débuts à l’atelier Anne Gardoni soutiendront son attrait pour les conjugaisons plurielles. Avec Estelle, on ne s’étonnera plus que la vie active porte si bien son nom : « Quand on sort d’école d’archi, on est préparé à appréhender tout ce qui peut nous arriver.
Trois ans chez Anne équivalent à dix ans d’expérience ailleurs. Avant de créer ma société, c’est ici que j’ai appris qu’il était possible de travailler très vite et très bien ». Si son collègue Xavier n’a rien oublié de cette « battante » qui se moque du défilé des heures mais ne se défile guère devant un projet, celui du quartier de Champfleuri pourra témoigner de l’ardeur avec laquelle Estelle l’a porté, du premier jour, jusqu’au dernier. Débauchée par le groupe Kéo, elle partira du cabinet comme adoubée d’un nouveau titre : architecte-urbaniste-paysagiste. Là-bas, ses épaules porteront des dossiers publics de grandes envergures et répondront, sans faillir, à cette nouvelle fonction au sein du bureau d’ingénierie générale. Mais déjà, sa plus proche amie le sait : « travailler pour ses convictions et se donner le droit d’aller jusqu’au bout, c’est tout ce qui compte pour elle ».
« Même la plus petite intervention ne peut pas être du bricolage.
Concevoir des paysages, c’est un travail de souffle, un travail avec le vivant, car on ne vit pas que dans des plans »
Faisant fi des dangers liés à la création d’entreprise, Estelle quitte donc « cette grosse machine lente » pour lancer sa propre « petite machine légère et dynamique » ! Une manière d’assumer, une fois encore, qu’elle fait moins partie de ceux qui sécurisent le toit au-dessus de leur tête, que de ceux qui projettent le ciel par-dessus le toit.
Le comble pour une spécialiste des aménagements extérieurs ? N’aborder les espaces que de l’intérieur ! Sous son regard, ils ne sont pas allées, parvis, jardins ; ils sont ces « presque-rien » à secouer, bousculer, réveiller avant d’être universellement partagés : « Même la plus petite intervention ne peut pas être du bricolage. Concevoir des paysages, c’est un travail de souffle, un travail avec le vivant, car on ne vit pas que dans des plans ». À l’image d’un « film 3D », Estelle ne jure que par le sensible et réclame de se sentir touchée chaque fois que l’image vient faire corps avec la réalité. On murmure souvent qu’après son passage, l’urbain et le paysager se répondent, l’espace et les bâtiments se mettent à converser : « Il faut que ça vive ensemble, que ça parle, que ça s’engueule ! » Il faut, aux prémices de chaque ébauche, qu’elle se sente « traversée » par le lieu pour mieux l’appréhender ; il faut enfin tisser du lien, que les futurs citadins ne se contentent plus d’y passer. Un engagement tel qu’il la ferait presque regretter de n’avoir pu séjourner dans la résidence de son dernier projet de réhabilitation. Celui dans lequel elle n’a d’ailleurs pas hésité à « faire sauter les barrières et les clôtures » quand d’autres préféraient tout cloisonner. Une proposition qui connaît la valeur de l’impact, un parti pris qui fait écho à la Biennale de l’habitat durable, durant laquelle Estelle et son collectif d’étudiants ont fait le pari de rendre un terrain vague habitable : « C’était immense, il n’y avait rien, mais on a vraiment réussi à y vivre ! C’était improbable, difficile, ce qu’on appelle une pure expérience de vie ». Certains professeurs d’architecture diront que ce n’est pas là une manière d’apprendre le métier ; mais côtoyer, à tout juste vingt ans, créativité, hardiesse et solidarité, prépare nécessairement aux mêmes réalités.
Philosophie, politique, botanique, cette professionnelle est un aimant qui ne peut s’empêcher d’aimer.
« Fleur bleue », « éponge », « guimauve », pour décrire ce « coeur d’artichaut » : dans son entourage, chacun y va de sa métaphore. Elle est l’optimisme qui marque, l’enthousiasme qui peut déranger, la capacité à s’émerveiller du passage d’un pivert ou du moindre rayon de soleil : « Peu importe que quelque chose arrive ou pas, je reste là, disponible, prête à me laisser surprendre, dans une sorte d’attente attentive ». Mais loin de l’épanchement béat, Estelle partage les contours de ces romantiques qui font d’un rien leur muse : « J’ai arrêté de me battre avec le fait d’être complètement émotionnelle, empathique et hyper sensible ». Tout ce qu’elle vit, voit, lit, écoute, visite, ou « ingurgite », alimente son « catalogue ». Philosophie, politique, botanique, cette professionnelle est un aimant qui ne peut s’empêcher d’aimer. Dans cette boulimie du savoir, « tout est bon à prendre », tout est prétexte à s’engager, à s’inspirer, à devenir incollable et performante : « Dès que quelque chose me parle, ça me touche. Dès que quelque chose me touche, j’y vais ! Quand je me suis inscrite à l’aïkido, il n’y a pas un jour en trois ans où je n’étais pas au dojo ! » Si elle admet cette habitude d’observer, en marchant, de quelle manière « tout se compose », Estelle conserve le goût du vagabondage et reste lucide sur l’importance de « vider ». Demain, l’agenda se remplira. Les équipes seront rejointes ou créées, les rencontres avec les acteurs de chaque projet immobilier, programmées, les appels d’offre, visites de sites, présentation de dossier, traités. Demain, une nouvelle aventure humaine commencera.
« Mais vous êtes quoi ? Architecte ? Urbaniste ? Paysagiste ? »
« Mais vous êtes quoi ? Architecte ? Urbaniste ? Paysagiste ? » Cette question se pose chez ceux qui ne voient ici qu’une branche professionnelle, et non l’étendue des racines qui se mêlent, érigent un parcours et en durcissent l’écorce. S’il arrive qu’on se méfie des gens qui savent tout faire, Estelle Bruaux connaît la force de l’union des éléments épars mais se rit malgré tout des mots « maîtrise d’oeuvre », ces mots « barbares » qui manquent de préciser qu’en réalité, l’on ne maîtrise jamais rien. Plus encore, elle fait preuve d’autodérision et ajoute : « Qui peut se prétendre architecte de l’univers ? Même si tu l’as imaginée là, si la plante décide de ne pas pousser, elle ne poussera pas ». Qu’importe ! Cela ne l’empêche pas de perséverer, de façonner ses lignes et d’éclaircir ses songes. Même les paupières closes, l’oeil qui voit ne se ferme jamais vraiment : « Mon métier fait partie de moi. C’est comme si je ne respirais qu’à ça. La nuit, je me balade dans mes missions et je dessine les solutions au matin. C’est là… ». Estelle, qui doit le nom de son entreprise au prince des poètes et semble parfois emprunter sa philosophie à l’enfant du siècle, partage les traits d’un danseur de corde à présent fier de son équilibre. Un certain Octave qui, comme elle, « suspendu entre le ciel et la terre (…) continue sa course légère… ».*
Octave : Voilà ma vie, mon cher ami ; c’est ma fidèle image que tu vois
Coelio : – Que tu es heureux d’être fou !
Octave : Que tu es fou de ne pas être heureux !
Les Caprices de Marianne – *extrait de la tirade du danseur de corde
Alfred de Musset